L'Aula Magna du siège de l'Université de Navarre à Madrid a accueilli le Forum Omnes-CARF sur "La crise spirituelle de l'Europe". Un sujet qui a suscité beaucoup d'attentes, ce qui s'est reflété dans le large public qui a assisté à la réunion.
Alfonso Riobó, directeur d'Omnes, a ouvert le Forum Omnes-CARF en remerciant les intervenants et les participants de leur présence et en soulignant le niveau intellectuel et humain du Professeur Weiler, qui est le troisième lauréat du Prix Ratzinger à assister à un Forum Omnes-CARF. Le directeur d'Omnes a également remercié les sponsors, Banco Sabadell et la section Tourisme religieux et pèlerinages de Viajes el Corte Inglés pour leur soutien à ce Forum, ainsi que le Master en christianisme et culture de l'Université de Navarre.
Le professeur María José Roca a modéré la session et a présenté Joseph Weiler. Roca a souligné la défense de "qu'une pluralité de visions est possible en Europe dans un contexte de respect des droits". incarnée par le professeur Weiler qui a représenté l'Italie devant la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Lautsi contre Italie, qui s'est prononcée en faveur de la liberté de la présence de crucifix dans les écoles publiques italiennes.
M. Weiler a commencé sa dissertation en soulignant que "la crise que traverse l'Europe n'est pas seulement politique, défensive ou économique. C'est une crise, avant tout, des valeurs". Dans ce domaine, M. Weiler a expliqué les valeurs qui, selon lui, sous-tendent la pensée européenne et qu'il a appelées "la trinité européenne" : "la valeur de la démocratie, la défense des droits de l'homme et l'État de droit".
Ces trois principes sont la base des États européens, et ils sont indispensables. Nous ne voulons pas vivre dans une société qui ne respecte pas ces valeurs, a soutenu M. Weiler, "mais ils ont un problème, ils sont vides.Ils peuvent aller dans une bonne ou une mauvaise direction.
Weiler a expliqué cette vacuité des principes : la démocratie est une technologie de gouvernement ; elle est vide, car s'il existe une société où la plupart des gens sont de mauvaises personnes, il y aurait une mauvaise démocratie. "De même, les droits fondamentaux indispensables nous donnent des libertés, mais que faisons-nous de cette liberté ? Selon ce que nous faisons, nous pouvons faire du bien ou du mal ; par exemple, nous pouvons faire beaucoup de mal protégés par la liberté d'expression.
Enfin, a souligné M. Weiler, il en va de même pour l'État de droit si les lois dont il émane sont injustes.
Face à cette réalité, Weiler a défendu son postulat : l'être humain cherche "à donner un sens à sa vie qui va au-delà de son intérêt personnel".
Avant la Seconde Guerre mondiale, poursuit le professeur, "ce désir humain était couvert par trois éléments : la famille, l'Église et la patrie. Après la guerre, ces éléments ont disparu, ce qui est compréhensible, si l'on tient compte de la connotation avec les régimes fascistes et des abus qu'ils ont commis. L'Europe devient laïque, les églises se vident, la notion de patriotisme disparaît et la famille se désintègre. Tout cela donne lieu à un vide. D'où la crise spirituelle de l'Europe : "ses valeurs, la 'sainte trinité européenne' sont indispensables, mais elles ne satisfont pas la quête de sens de la vie. Les valeurs du passé : famille, église et pays n'existent plus. Il y a donc un vide spirituel".
Nous ne voulons certainement pas revenir à une Europe fasciste. Mais, pour prendre l'exemple du patriotisme, dans la version fasciste, l'individu appartient à l'État ; dans la version démocratique-républicaine, l'État appartient à l'individu.
L'expert constitutionnel a demandé lors de la conférence si une Europe non chrétienne est possible. A cette question, poursuit Weiler, on peut répondre selon la façon dont on définit l'Europe chrétienne. Si l'on considère "l'art, l'architecture, la musique, et aussi la culture politique, il est impossible de nier l'impact profond que la tradition chrétienne a eu sur la culture de l'Europe d'aujourd'hui".
Mais ce ne sont pas seulement les racines chrétiennes qui ont influencé la conception de l'Europe : "dans les racines culturelles de l'Europe, il y a aussi une influence importante d'Athènes. Culturellement parlant, l'Europe est une synthèse entre Jérusalem et Athènes.
M. Weiler a souligné qu'en outre, il est très significatif qu'il y a vingt ans, "lors de la grande discussion sur le préambule de la Constitution européenne, on a commencé par une citation de Périclès (Athènes) et on a parlé de la raison des Lumières, et l'idée d'inclure une mention des racines chrétiennes a été rejetée". Bien que ce rejet ne change pas la réalité, il démontre l'attitude avec laquelle la classe politique européenne aborde cette question des racines chrétiennes de l'Europe.
Une autre définition possible d'une Europe chrétienne serait qu'il y ait "au moins une masse critique de chrétiens pratiquants. Si nous n'avons pas cette majorité, il est difficile de parler d'une Europe chrétienne. "C'est une Europe avec un passé chrétien", a souligné le juriste. "Nous sommes aujourd'hui dans une société post-constantinienne. Maintenant"dit Weiler, "l'Église (et les croyants : la minorité créative) doit chercher un autre moyen d'influencer la société"..
Alfonso Riobó, Joseph Weiler et María José Roca. ©Rafael Martín
Joseph Weiler a mis en évidence trois points clés de cette crise spirituelle en Europe : l'idée que la foi est une affaire privée, une fausse conception de la neutralité qui est, en réalité, un choix pour la laïcité, et la conception de l'individu comme un sujet uniquement de droits et non de devoirs :
Weiler a expliqué, avec clarté, comment nous, Européens, sommes "les enfants de la Révolution française et je vois beaucoup de collègues chrétiens qui ont adopté cette idée que la religion est une chose privée. Les personnes qui disent le bénédicité à table mais ne le font pas avec leurs collègues de travail à cause de cette idée que c'est quelque chose de privé.
À ce stade, Weiler a rappelé les paroles du prophète Michée : "Homme, tu as été fait pour savoir ce qui est bon, ce que le Seigneur veut de toi : seulement faire le bien, aimer la bonté, et marcher humblement avec ton Dieu" (Michée 6, 8) et a souligné que "cela ne dit pas marcher secrètement, mais humblement. Marcher humblement n'est pas la même chose que marcher en secret. Dans la société post-constantinienne, je me demande si c'est une bonne politique de cacher sa foi, car il y a un devoir de témoignage".
A ce stade, Weiler a pointé du doigt cet autre "héritage de la Révolution française". Weiler a illustré ce danger avec l'exemple de l'éducation. Un point sur lequel, "Américains et Français sont dans le même lit. Ils pensent que l'État a une obligation de neutralité, c'est-à-dire qu'il ne peut pas montrer une préférence pour une religion ou une autre. Et cela les amène à penser que l'école publique doit être laïque, séculaire, car si elle est religieuse, ce serait une violation de la neutralité.
Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'une famille laïque qui veut une éducation laïque pour ses enfants peut envoyer ses enfants à l'école publique, financée par l'État, mais qu'une famille catholique qui veut une éducation catholique doit payer parce qu'elle est privée. C'est une fausse conception de la neutralité, car elle opte pour une seule option : la laïque.
Elle peut être démontrée par l'exemple des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne. Ces nations ont compris que la rupture sociale d'aujourd'hui ne se situe pas entre protestants et catholiques, par exemple, mais entre religieux et non-religieux. Les États financent les écoles laïques, les écoles catholiques, les écoles protestantes, les écoles juives, les écoles musulmanes... car financer uniquement les écoles laïques, c'est montrer une préférence pour l'option laïque".
"Dieu nous demande de marcher humblement, de ne pas marcher en secret", Joseph Weiler, Prix Ratzinger 2022.
La dernière partie de la conférence du professeur Weiler porte sur ce qu'il appelle la "La nouvelle foi est une conséquence claire de la sécularisation de l'Europe : la nouvelle foi est la conquête des droits".
Bien que, comme il l'a soutenu, si la loi met l'homme au centre, elle est bonne. Le problème est que personne ne parle des devoirs et que, petit à petit, cela "transforme cet individu en un individu égocentrique". Tout commence et finit avec moi-même, plein de droits et sans responsabilités".
Il a expliqué : "Je ne juge pas une personne en fonction de sa religion. Je connais des personnes religieuses qui croient en Dieu et qui sont, en même temps, des êtres humains horribles. Je connais des athées qui sont nobles. Mais en tant que société, quelque chose a disparu lorsqu'une voix religieuse puissante a été perdue".
Mais "dans l'Europe non sécularisée", explique Weiler, "chaque dimanche, il y avait une voix, partout, qui parlait des devoirs, et c'était une voix légitime et importante. C'était la voix de l'Église. Désormais, aucun politicien en Europe ne pourrait répéter le célèbre discours de Kennedy. Nous pourrons voir les conséquences spirituelles d'une société qui est pleine de droits mais sans devoirs, sans responsabilité personnelle".
Interrogé sur les valeurs que la société européenne devrait retrouver pour éviter cet effondrement, M. Weiler en appelle avant tout à "la responsabilité personnelle, sans laquelle les implications sont très grandes". M. Weiler a défendu les valeurs chrétiennes dans la création de l'Union européenne : "La paix était peut-être plus importante que le marché dans la création de l'Union européenne".
Weiler a fait valoir que "d'une part, c'était une décision politique et stratégique très sage, mais pas seulement. Les pères fondateurs : Jean Monet, Schumman, Adenauer, De Gasperi... des catholiques convaincus, ont posé un acte qui témoigne de la foi dans le pardon et la rédemption. Sans ces sentiments, pensez-vous que cinq ans après la Seconde Guerre mondiale, les Français et les Allemands se seraient serré la main ? D'où viennent ces sentiments et cette croyance en la rédemption et le pardon, sinon de la tradition chrétienne catholique ? C'est le succès le plus important de l'Union européenne.
Américain d'origine juive, il est né à Johannesburg en 1951 et a vécu dans différentes régions d'Israël ainsi qu'en Grande-Bretagne, où il a étudié aux universités de Sussex et de Cambridge. Il s'est ensuite installé aux États-Unis où il a enseigné à l'Université du Michigan, puis à la Harvard Law School et à l'Université de New York.
Weiler est un expert renommé en droit de l'Union européenne. Juif, marié et père de cinq enfants, Joseph Weiler est membre de l'Académie américaine des arts et des sciences et a reçu des doctorats honorifiques de l'Université de Navarre et de CEU San Pablo en Espagne.
Il a représenté l'Italie devant la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Lautsi c. Italie, dans laquelle sa défense de la présence de crucifix dans les lieux publics est particulièrement intéressante pour la clairvoyance de ses arguments, la facilité de ses analogies et, surtout, pour le niveau du raisonnement présenté devant la Cour, affirmant, par exemple, que "le message de tolérance envers les autres ne doit pas se traduire par un message d'intolérance envers sa propre identité".
Dans son argumentation, M. Weiler a également souligné l'importance d'un réel équilibre entre les libertés individuelles, caractéristique des nations européennes traditionnellement chrétiennes, qui "démontre aux pays qui pensent que la démocratie les obligerait à se défaire de leur identité religieuse que ce n'est pas vrai".
Le 1er décembre, dans la Sala Clementina du Palais Apostolique, le Saint Père François remettra le Prix Ratzinger 2022 au Père Michel Fédou et au Professeur Joseph Halevi Horowitz Weiler.
María José Atienza.
Publié dans Église et nouvelle évangélisation, www.omnesmag.com